Tandis que les puissances européennes se lançaient dans "la course à l'Afrique", à la fin du XIXe siècle, l'Espagne, qui était alors le plus faible des Etats européens, reprenait pied sur la côte faisant face aux Canaries, trois siècles et demi après la perte de Santa Cruz de Mar Pequeña. La présence des Français sur l'île d'Arguin, près du cap Blanc et celle de Mackenzie à Tarfaya faisaient craindre à Madrid que la France, l'Angleterre ou quelque autre puissance européenne ne finissent par contrôler totalement cette côte, si proche des Canaries. D'aucuns pensaient qu'il serait prudent d'y planter le drapeau espagnol pour prendre les devants sur ces pays rivaux.
Le gouvernement espagnol fut encouragé par des sociétés de pêche aux Canaries, qui appréciaient les ressources halieutiques de la côte saharienne, et par des entreprises commerciales qui, à l'instar de la North-West Africa Company, espéraient intercepter le commerce caravanier du Sahara.
En outre, la perte des colonies d'Amérique quelques décennies plus tôt avait porté un rude coup à la fierté de l'Espagne, et certains nationalistes espagnols espéraient dissiper cette déception en poursuivant de nouveaux objectifs impérialistes en Afrique. La victoire remportée au Maroc en 1859-60 apporta de l'eau à leur moulin.
La colonie espagnole du Rio de Oro fut fondée alors que les fonctions de Premier ministre étaient assumées par Antonio Cànovas del Castillo, un conservateur royaliste qui avait pris la tête du gouvernement après la restauration de la monarchie espagnole en 1874 et resta en poste jusqu'en 1885, sauf pour une brève période entre 1881 et 1883.
Pour sa part, Cànovas del Castillo n'était pas convaincu des avantages pratiques que présentait l'implantation d'une colonie espagnole sur la côte saharienne. C'est sous la pression d'un lobby , africaniste " très influent, appuyé par des puissants groupes d'hommes d'affaires, qu'il accepta sa fondation.
Ainsi, vers 1884, il y avait en Espagne un formidable réseau d'intérêts commerciaux et de propagandistes africanistes qui, avec la sympathie de la famille royale et d'un certain nombre d'hommes politiques éminents, et le soutien d'une partie influente de la presse, fut à même d'exercer une forte pression sur le gouvernement espagnol.
Pendant ce temps, la Conférence de Berlin fixait les règles de partage de l'Afrique. Si l'Espagne ne revendiquait pas très rapidement la côte saharienne, une autre puissance européenne risquait fort de le faire. Le groupe de pression colonialiste mit en garde le gouvernement espagnol : laisser l'Espagne se faire devancer, c'était faire courir un gros risque aux Canaries et aux vues de l'Espagne sur le Maroc.
Néanmoins, cette entreprise coloniale ne débuta pas sous de bons auspices. La Compagnie commerciale hispano-africaine eût commencé à construire un bâtiment fortifié à Dakhal en janvier 185, il fallut l'abandonner lorsque, le 9 mars 1898, une troupe d'Ouled Delim hostile à cette construction arriva, assassina plusieurs employés de la Compagnie et pilla ses stocks. Les survivants s'enfuirent par bateau aux Canaries.
Le soutien officiel de l'entreprise commerciale de Villa Cisneros fut con-firmé lorsque Moret, l'un des plus fervents partisans de la Compagnie commerciale hispano-africaine, fut nommé Ministre des Affaires étrangères en novembre 1885, après la chute du gouvernement de Cànovas del Castillo. En janvier 1886, une force navale fut basée aux Canaries en vue de "consolider la souveraineté espagnole sur la côte occidentale de l'Afrique".
Ensuite, le 6 avril 1887, un décret étendit la juridiction espagnole à250 kilomètres à l'intérieur des terres et transféra l'administration de la colonie, qui ne portait plus le nom de protectorat, à un "sous-gouverneur politique et militaire", résidant à Villa Cisneros et responsable du capitaine. L'un de ses principaux soucis au début fut de résister aux attaques des Sahraouis hostiles à la présence espagnole.
A partir de 1885, on posta à Villa Cisneros une petite garnison de 25 soldats, relevée tous les trois mois lorsque les réserves d'eau fraîche arrivaient par bateau des Canaries.Mais ce campement fut pillé le 24 mars 1887, puis à nouveau en mars 1892, quand deux bateaux, le Tres de Mayo et Las Marias furent attaqués, et le 2 novembre 1894.
Ces pillages ne prirent fin que lorsqu'un accord fut conclu, le 2 mars 1895, avec le cheikh Ould Laroussi - l'un des chefs des Ouled Delim, la tribu locale la plus puissante - qui promit de "veiller au bon déroulement des transactions et de ne pas empêcher les relations, quelles qu'elles soient, entre les indigènes et les Espagnols, et enfin de réparer les dommages qui pourraient être causés par l'un de ces sujets. Ould Laroussi pressentit sans doute que les Ouled Delim avaient davantage à gagner en commerçant avec Villa Cisneros qu'en l'attaquant. Cependant, pour la Compagnie commerciale hispano-africaine, Villa Cisneros fut un échec total sur le plan commercial. On avait espéré que ce comptoir attirerait les caravanes chargées de richesses venues d'Afrique : il n'en fut rien. Villa Cisneros se trouvait trop loin des routes caravanières traditionnelles.
Manifestement, la France voulait dédommager l'Espagne de la perte d'importants territoires dans le Nord marocain et le Sous, en reconnaissant la pleine souveraineté de l'Espagne entre les parallèles 26° et 27° 40', territoire que l'on appellera par la suite la Seguira el Hamra, d'après le nom de la principale rivière qui le traverse.
De plus, comme Cambon l'avait appris à Londres en avril 1904, la Grande Bretagne ayant renoncé à ses vues colonialistes en Afrique du Nord Ouest, ne souhaitait plus maintenir la clause de l'accord signé en 1895 avec le makhzen qui reconnaissait que la souveraineté du Maroc s'étendait, au sud, jusqu'au cap Bojador.
Et la France, comme l'Espagne, savaient qu'aucun représentant officiel, ni aucune troupe marocaine n'étaient postés plus loin au sud que le comptoir de Tarfaya, situé à 28 kilomètres au nord du parallèle 27° 40', que Mackenzie avait abandonné en 1895.
La "pleine liberté d'action" de l'Espagne dans le Seguiet el-Hamra fut confirmée huit ans plus tard, le 12 novembre 1912, par la convention finale fixant les frontières des zones d'influence française et espagnole au Maroc et au Sahara. Cette convention faisait suite à l'accord franco-allemand du 4 novembre 1911 par lequel l'Allemagne, l'un des plus grands rivaux de la France, acceptait enfin la prépondérance de la France au Maroc ; cinq mois plus tard, le 30 mars 1912, fut signé le traité de Fès par lequel le sultan Moulay Hafid plaçait son pays sous la "protection" de la France.
Résistance et pacification
Les Sahraouis furent l'un des derniers peuples d'Afrique à se soumettre à la domination coloniale. Cependant, ce ne fut pas l'Espagne qui finit par les mettre au pas, mais la France. Au début du XXe siècle, alors que la France conquérait progressivement la Mauritanie en remontant vers le nord à partir du Sénégal, le centre de la résistance antifrançaise passa de l'autre côté de la frontière, dans le Sahara espagnol insoumis, d'où partirent des expéditions de pillage destinées à repousser les Français vers le sud et à piller les tribus qui s'étaient alliées à eux.
Les Espagnols, qui restaient cantonnés dans leurs petits postes côtiers, ne firent absolument rien pour arrêter ces ghazzian et n'essayèrent pas d'occuper l'intérieur de leur colonie avant que les Français ne brisent la résistance sahraouie en 1934.
Ce fut l'achèvement de la conquête du Sud marocain par les Français au début de 1934 qui prépara le terrain pour la pacification définitive de l'Ahel es-Sahel.
L'armée française s'était rendue maître de la majeure partie du territoire entourant Ifni vers la fin de 1933, mais ce n'est que le 4 mars 1934 qu'une véritable trêve fut conclue entre les Aït Ba Amarane et les forces françaises.
Quant aux représentants espagnols, ils confirmèrent qu'une garnison resterait en permanence à Smara et que des patrouilles parcoureraient régulièrement le Seguiet el-Hamra et le massif du Zemmour, pour surveiller les Reguibat vivant sur leur territoire ; plus au sud, des postes seraient établis à Zoug et à Tichla, et des patrouilles mobiles sillonneraient le Tiris et l'Adrar Soutouf pour contrôler les Ouled Delim.
Dès l'été 1934, quelques fractions de Reguibat avaient établi des contacts avec les autorités françaises de Tindouf ou de Goulimine, mais la plupart des chefs de la résistance antifrançaise, y compris Mohammed Laghdaf et Mohammed el-Mamoun, préférèrent nouer des relations avec les Espagnols, beaucoup moins menaçant.
Le cheikhMa el Aïnin et la lutte contre la France
Cependant, ce furent les ambitions coloniales des Français qui éveillèrent la fureur de Ma el Aïnin. Cantonnés à Villa Cisneros, les Espagnols n'étaient guère dangereux ; mais la France avait d'ores et déjà conquis l'Algérie et la Tunisie, et vers 1903, le Trarza et le Brakna étaient tombés aux mains de Coppolani.
Ma el Aïnin avait été scandalisé par la soutien apporté aux Français dans leur lutte contre les ahel mdafa, les tribus guerrières, dans le Sud mauritanien, par les tribus zvvaya locales et le grand chef spirituel, le Cheikh Sidiya Baba du Trarza, son plus grand rival parmi les marabouts du trab el beidan, et il craignait que la France n'ait l'intention de pousser plus au nord pour soumettre le Tagant, l'Adrar, et peut-être même la Seguiet el-Hamra. De plus, il savait bien que la France avait également des vues sur le Maroc.
C'est pourquoi il n'hésita pas à répondre positivement à l'appel au secours de l'émir Bakar, en envoyant son fils aîné, Cheikh Hasseina, en Tagant et en demandant une aide militaire au sultan du Maroc ; mais avant que cette aide ne fut matérialisée, les forces françaises, qui comprenaient des unités de Sénégalais et de Maures, mirent en déroute les Idou Aïch, la principale tribu du Tagant, et tuèrent l'émir, le 1eravril 1904.
Coppolani s'apprêtait à la conquête du dernier émirat, l'Adrar, lorsque dans la nuit du 12 mai il fut assassiné dans le camp français à Tidjikia, dans le Tagant, par un groupe d'hommes commandés par Sidi Seghir Ould Moulay Zein, le moqadem de la secte religieuse militante des Ghoudfiya, agissant probablement sur ordre de Ma el Aïnin. Cet événement constitua une extraordinaire stimulation psychologique pour les forces antifrançaises qui pensaient que désormais les choses allaient tourner en leur faveur.
Ma el Aïnin proclama un jihad général, et s'arrangea pour que des cargaisons d'armes parviennent jusqu'aux foyers de résistance, à Smara et dans l'Adrar, où Hasseina jouait le rôle de tuteur et de régent du jeune émir, Ahmed Ould Ahmed Ould Aïda. Fin tacticien connaissant bien les rivalités des puissances européennes, Ma el Aïnin réussit à négocier avec des fournisseurs d'armes comme les firmes Woermann de Hambourg et Torres de Barcelone qui, avec la complicité de leurs gouvernements, commencèrent à expédier des armes à Tarfaya, par voie de mer.
De son côté, Moulay Ulay Abdelaziz décida, en 1905, d'envoyer son oncle, Moulay Idris Ben Abderrahrnan Ben Souleirnan, rejoindre les troupes du Cheikh avec un chargernent d'armes.
Descendant le long de la côte à bord d'un navire espagnol de location, le Rios, au cours de l'automne 1905, Moulay Idris débarqua à Tarfaya puis se rendit à Smara, auprès de Ma el Aïnin.
Sortie de son contexte, cette reconnaissance de la souveraineté du sultan peu paraître étrange si l'on considère que, depuis la mort de Moula, Ismaïl, presque deux siècles plus tôt, les Alaouites n'exerçaient pratiquement plus aucune influence directe sur cette partie du Sahara.
Mais il était logique, vu l'importance de l'armement des forces chrétiennes qui marchaient en direction du nord, à travers le trab el-beidan, que le mouvement de résistance déclarât allégeance au calife de l'islam occidental. C'était un moyen de mettre en cause la légitimité de la présence française en Mauritanie et, qui plus est, d'encourager le seul gouvernement musulman ayant un réel pouvoir dans la région à fournir une aide militaire.
Dans la pratique, les tribus ne perdirent rien de leur indépendance politique et, même si Moulay Idris transmit des dahirs émanant du sultan, qui donnaient officiellement aux chefs de tribus le titre de caïd, ces décrets ne firent guère plus que renforcer dans leur position les chefs existants.