Dans le régime de la démocratie populaire primitive, la souveraineté réside dans l'assemblée ou groupe social « jemaa » composée de tous les chefs de famille « Islifen » de la contrée. Quelquefois, la Jemaa délègue une partie de ses attributions à un ou plusieurs de ses membres. Souvent, ils recueillent par écrit certains préceptes de caractère juridique, règles simples de stricte observance, qui composent ce que l'on désigne sous le nom de canons.
C'est un régime juridique propre à un système basé sur l'isolement du groupe, insuffisant quand l'organe local souverain se voit restreindre son autorité ; il revêt forcément de multiples aspects.
Lorsqu'un pouvoir central supérieur à la tribu ou à la fraction prend pied, il subit obligatoirement des transformations. Dès lors, ces coutumes consignées par écrit ou non, ne garderont toute leur force qu'autant que chez les Berbères demeure la volonté bien nette de les maintenir.
Dans son système pur, la justice berbère est rendue par un juge arbitre choisi librement par les parties qui décident de se soumettre en tout état de cause à son jugement ou de recourir éventuellement soit à un ou plusieurs autres juges une fois rendue la première sentence.
Dans de nombreux cas et spécialement en matière pénale, on s'adresse au délégué ou délégués du pouvoir de l'assemblée. Quand les controverses touchent aux intérêts généraux, il est nécessaire de soumettre le cas à la jemaa. Quand la décision peut affecter certains groupes divers et, notamment, en ce qui concerne les pâturages communs ou les labours communs, on constitue le « Miad » ou « Asjad-el-Miad », sorte de collège judiciaire de jemaas.
En instaurant le régime de protectorat, la France et l'Espagne trouvèrent dans leurs zones respectives de protectorat des foyers de populations et des régions nettement berbères dans lesquels se maintenait un système social et un régime juridique avec des caractères propres ; de tels foyers revêtaient un aspect analogue à celui que nous venons de brosser plus haut.
Une fois constaté ce fait social, le dilemme subsistait : devait-on conserver et soutenir dans son développement un tel système original, en concevant une certaine autonomie - au moins dans l'ordre judiciaire - à ces foyers et territoires berbères, ou bien devait-on étant donné l'établissement et l'affermissement du pouvoir central, effacer lentement ces différenciations et donner un caractère universel essentiellement arabe à toute la nouvelle organisation indigène, judiciaire et administrative. Les lignes de conduite suivies dans la zone française et dans la zone espagnole du Protectorat sont différentes.
En 1925, la ligne Africaine, dans un mémoire adressé au Gouvernement, proposait la division de la zone espagnole de protectorat en trois provinces : l'une d'elles, celle du Rif, comprise entre l'oued Uringa et le Nekor ou même Temsaman, devait être gouvernée selon les usages berbères. D'aucuns estimèrent, à cette époque également, l'absolue nécessité de respecter les institutions des Berbères, de maintenir et perfectionner leur système judiciaire, et proposèrent à cet effet diverses mesures concrètes.
L'organisation de la zone espagnole, tant judiciaire qu'administrative, se fit d'une façon uniforme. Aucune différenciation tenant à l'habitat berbère. Cependant, dans l'ordre judiciaire, cette personnalité fut reconnue d'une certaine manière. L'article 3 du Règlement du 12 février 1935 sur la justice maghzen dit, dans son dernier paragraphe : « Quand, dans le pays, sera constatée l'existence d'un droit consuétudinaire reconnu par les tribunaux de droit islamique, il devra en être fait application ».
D'un tel principe et surtout de la pratique judiciaire marocaine, est-il permis de déduire que la coutume berbère peut être maintenue ? L'organisation judiciaire unique, la hiérarchie organique et la jurisprudence des tribunaux supérieurs de Tétouan sont, par contre, des facteurs puissants pour que l'uniformité juridique se réalise peu à peu.
D'une façon nette, la France a suivi dans sa zone de protectorat, dès l'instauration du régime, le chemin de l'individualisation et de l'anti-arabisation des tribus berbères.
Dès 1914, M. Robert De CAIX écrivait : « La volonté de différencier les groupes indigènes doit être ferme, surtout lorsque nous avons à faire à des tribus qui conservent encore leur langue et leur coutumes berbères. Les barrières qui nous séparent d'elles sont moins hautes que celles qui nous séparent des tribus arabisées. Leur islamisation est superficielle ; la littérature coranique, exclusivement arabe, leur est fermée ; leur coutumes et leur institutions sont différentes de la loi de Mahomet.
Les Berbères n'ont pas de langue écrite ni de culture qui vaille et puisse s'opposer à la nôtre. Ils forment encore une matière première que l'on pourra façonner au mieux de nos intérêts politiques. Ce serait une erreur d'étendre aux tribus berbères l'administration d'un Mazen essentiellement arabe, de culture arabe et dont l'influence a toujours été une force qui précipitait l'arabisation du pays.
Les tribus berbères doivent être administrées à part, confiées à des hommes qui parlent exclusivement leur langue, des hommes qui s'ingénieront à reconnaître et à consolider leurs coutumes et à leur donner ce sentiment de leur individualité déjà existante d'une manière confuse ».
Ceci fut le critère qui inspira la politique française : un dahir du 11 septembre 1914 décidait que les tribus dites de coutumes berbères continueraient à être régies et administrées par leurs lois et coutumes propres, sous le contrôle des autorités françaises.
On a pu constater, lit-on dans le dahir, que la coutume offre plus d'analogie avec l'esprit de nos codes qu'avec les lois de l'Islam. La désignation de ces tribus dites de coutumes berbères devait faire l'objet d'arrêtés du Grand Vizir, pris en accord avec le Résident Général.
Le dahir du 16 mai 1930 marque une étape décisive dans la ligne politique d'invidualisation des tribus berbères et du développement de leur droit consuétudinaire ; il institue un organe propre de création et d'application du droit berbère : les juridictions coutumière.
Des dispositions postérieures ont complété et modifié cet important dahir.On fait une nette distinction entre la juridiction pénale berbère ou de pays de coutume et la juridiction civile.
Pachas et caïds ont, en matière pénale et en premier ressort, la même compétence que dans le reste du pays, mais ils n'ont pas compétence en matière civile et commerciale. L'appel et la connaissance des crimes sont de la compétence d'une section pénale coutumière, chambre spéciale du Haut Tribunal Chérifien, crée par dahir du 8 avril 1934.
La juridiction civile berbère comprend des Tribunaux coutumiers de première instance et d'appel. Ils connaissent, dans les limites de leur compétence territoriale, de toutes matières civiles, commerciales, matières de statut personnel et successoral. Selon l'opinion de SURDON, ces organes sont des Collèges d'arbitres au courant de la coutume locale.
Leurs membres n'ont aucun caractère de magistrats professionnels ni de fonctionnaires permanents. Ils sont seulement tenus d'observer et d'appliquer la coutume, d'en assurer la pérennité et d'y introduire essentiellement les modifications qui s'imposent.
Chaque tribunal coutumier comprend un commissaire du Gouvernement, délégué par l'autorité régionale de contrôle, artisan d'une mission de contrôle et d'une influence certaine.
L'arrêté viziriel du 15 septembre 1934 a établi comme suit le siège des divers tribunaux coutumiers : huit dans la région de Rabat, avec un tribunal d'appel à Khemisset, 21 dans la région de Meknès et 5 dans celle de Fez avec un Tribunal d'appel à Azrou, 10 dans la région de Taza avec un tribunal d'appel à Ahermoumou, 23 dans la région de Tadla avec un tribunal d'appel à Marrakech et 12 dans la région de Tafilalt avec un tribunal d'appel à Ksar-Es-Souk.
Au total 90 tribunaux coutumiers et 6 d'appel. Expression de ces tribunaux dont l'organisation est inspirée de celle des tribunaux français, se profile ainsi un droit coutumier, d'une grande importance, tant en raison du nombre des personnes auxquelles il s'applique qu'en raison de son caractère intrinsèque de droit typique primitif et distinct du droit musulman.
Un droit aussi vivant a suscité la publication d'ouvrage divers, traités théoriques ou recueils de jurisprudence.
Par Rodriguez Aguilera