Les Gnaoua sont depuis toujours des passeurs. Passeurs de frontières, de mythes, de rythmes. Ces anciens esclaves venus d'Afrique sub-saharienne, de l'ex Soudan occidental (Mali, Guinée, Ghana), ont pour ancêtre fondateur, Bilal, le premier muezzin de l'Islam. Né esclave, il avait été affranchi par leprophète Mohammed pour avoir, par la grâce de son chant, guéri -en la faisant rire- sa fille Fatima. Ces musiciens, ces "médecins de nuit", associent à son image, mélodies et guérison, source africaine et culte des saints de l'Islam populaire. Dans un tourbillon de mélopées et de danses codifiées autour des saints musulmans et des personnages légendaires qui fondent leur histoire, ils revivent les mythes d'une Afrique réinventée, recomposée par l'imaginaire communautaire et les années.
Il y a dans leurs rythmiques superposées -à la fois binaires et ternaires-, dans ces heures de la nuit qui lorgnent sur celles du jour, un monde à l'envers. Un espace virevolté, retourné comme un gant. Un monde d'une implacable modernité. Une fantastique culture de la marge qui navigue, des ancêtres au monde moderne, du culte domestique à l'animation publique, de l'individu au collectif, du dicible à l'indicible... Autant de fils ténus sur lesquels ces funambules dansent au présent plus que jamais, mais à la lueur du passé.
Racine d'un blues universel ? Réservoir de fantasmes ? Avec l'avènement du festival d'Essaouira, les gnaoua accomplissent en tout cas un miracle. Ce genre de fait improbable qui rend sceptique les scientifiques, déroute les ethnographes de tous poils, enchante les rêveurs : leur instrument de fortune, trois cordes en boyaux de chèvre tendues sur une peau de chameau, est devenu un formidable catalyseur d'énergie. La musique, toutes les musiques, et surtout celles que l'on appelle "profanes" retrouvent alors leur essence première : l'élévation.